Valery Huguotte, Abus Dangereux Face T Février/Mars 91

"La terre brille dans le ciel comme un astre énorme au millieu des étoiles.
Notre globe projette sur la lune un intense clair de terre."

Cité par André Breton, épigraphe de Clair de Terre

De la première partie de Sonic Youth en 1986 à la publication de leur premier album Sunset en 1989 et à leur signature sur le label new-waveux et esthète Lively Art, l'histoire de Mary Goes Round a connu un départ foudroyant. Mais, préservé des galères dont sont trop souvent victimes des années durant les musiciens débutants, le duo a dû subir en contre-partie un malentendu dont il peut seulement maintenant espérer mettre fin.

En effet, un titre paru sur la peu riante compilation L'Appel de La Muse, ce Nightmare qui tel un obscur croisement entre Joy Division et Jesus and Mary Chain mêlait un apocalyptique fond de guitares saturées aux accents de détresse d'une voix à demi-éteinte, ainsi que certains morceaux indéniablement connotés cold wave du mini album Sunset suffirent au public soi-disant branché et à certains journalistes pour classer Cécile Balladino (claviers) et Jérôme Avril (chant et guitare) dans la catégorie des corbeaux aussi lugubres qu'irrécupérables. Plusieurs chansons pouvaient poutant déjà révéler un goût plus profond pour les mélodies immédiates et les arrangements subtils d'une pop précieuse sachant s'allier aux ambiances psychédéliques (Mary Sleeps Alone) et suivre d'imparables riffs de guitare (The Great Desire).

La signature du groupe sur le label Lively Art après ce premier disque auto-produit et leur adhésion (sincère ?) à la risible Touching Pop ne furent pas pour arranger les choses. En s'acharnant, à juste titre,sur ce coup journalistico-commercial, la presse se détourna d'un groupe plus prometeur que ne pouvait le laisser supposer leur statut de petit cousin de Little Nemo et d'Asylum Party. L'album 70 Suns in the Sky contenait pourtant des plages aussi somptueuses que le promettait la luxuriante pochette à la Gustave Moreau. Mais l'attention du public se focalisa là encore sur les morceaux à tendance cold wave comme Clouds, She Said ou Mary's Garden (incompréhensiblement choisi pour le single mais prétexte à un clip splendide), et aussi furent négligés l'envoutant Kiss Me Love, l'effrayant et fascinant Nightfall ou le splendide The Nile Song. Bref, tous les morceaux qui témoignaient de l'art du groupe pour façonner des atmosphères à la Syd Barrett ou à la Electric Prunes en conservant une immédiateté et un son (le travail de Charles Hurbier , ex-Métal Urbain, n'y est pas étranger), qui auraient dû leur ouvrir davantage l'accès aux radios.

Le maxi suivant, Hot Shot In Space , était lui sans équivoque, à l'exception des paroles torturées de No Revolutions, excellent morceau au demeurant. La chanson-titre ainsi que Mary's Yellow Dreams étaient une tentative pleinement réussie pour en finir avec les atmosphères sombres et retrouver le charme des mélodies et des arrangements simples et efficaces de la pop anglaise des 60"s - comme si l'expression de Touching Pop trouvait précisément son sens avec un disque s'efforçant de rompre avec elle, puisque plus proche de Ray Davies que de Ian Curtis. Toutefois, aussi séduisante que pouvait paraitre cette voie, il n'en restait pas moins qu'elle pouvait s'avérer une impasse, comme le montra par exemple leur collaboration avec le poète Michel Bulteau à l'occasion de la fête de la Musique (à suivre ?) : un spectacle bien au point mais ne parvenant pas à attirer plus de spectateurs qu'un noyau d'initiés. Le public manqua en effet cette étonnante fusion entre les textes de Michel Bulteau, certains écrits pour l'occasion , l'un emprunté à Andy Wharol, et déclamés avec rage par leur auteur, et des versions instrumentales de chansons de leurs deux premiers albums. C'est bien pourquoi en entrant dans le studio Mix-It, de nouveau avec Charles Hurbier à la production, les deux musiciens de Mary Goes Round étaient parfaitement conscients de l'enjeu que représentait cet enregistremens : soit une condamnation à ne jamais dépasser un petit cercle d'initiés et la disparition à plus ou moins long terme, soit une chance de conquérir un nouveau public en réalisant ce qui n'était jusqu'alors qu'esquissé.

Il n'est qu'à entendre les premières mesures de Mary Soul Damage, qui ouvre le disque, pour constater que le pari a été amplement gagné : la voix a enfin trouvé l'assurance et la personnalité qui lui manquaient encore, tandis que les claviers savent se restreindre à quelques notes essentielles qui enrichissent le morceau sans l'alourdir (selon le fameux complexe post-Pornography qui caractérise malheureusement les errances de leurs compagnons d'Asylum Party). Plus important encore, les paroles ont la même poésie qu'avant mais n'ont pas succombé à la complaisance : Jérôme Avril interpelle ainsi le personnage de Mary, joue avec lui plutôt que de se figer dans une célébration qui aurait pu à la longue paraître grotesque. Cette capacité de remise en question et d'auto-ironie est d'ailleurs signifiée avec brio à la fin de la chanson dans une foudroyante accélération où se déchaîne une guitare wah-wah comme au bon vieux temps de Woodstock - de quoi faire manger leurs plumes à certains corbeaux ! le titre suivant, s'il reprend un rythme plus mesuré, est une nouvelle surprise : Is Mary Magic ? pourra certes faire penser aux ballades que l'Angleterre nous envoie depuis quelques mois (Lightning Seeds, House of Love). Mais cette surprenante mélodie ainsi que ces paroles baroques et oniriques rattachent bien plus sûrement la chanson aux Beatles de 1966-67. La voilà enfin, cette pop magistrale qui nous est promise depuis la Touching Pop Party d'octobre 89...

Mais c'est surtout avec Orange car que leur mutation apparaît pleinement. Annoncé sur le précédent maxi (l'instrumental Waiting For the Orange Car), ce morceau est un véritable bijou, que l'on peut sans trop d'exagération considérer comme un équivalent pour les mid-sixties de ce que fit Alan Vega pour les 50"s : une version minimaliste d'un hit imaginaire, qui parvient ainsi à atteindre la quintessence d'une époque. Entre un générique inédit de Chapeaux Melons et Bottes de Cuir.(Here comes the Orange Car ! ) et une chute de sessions de Please Please Me avec bien sûr ce qu'il faut de distanciation et d'humour pour rendre le tout dix fois plus réjouissant que la monocorde et languissante version de Ticket To Ride par Asylum Party (quel est le rapport entre les deux déjà ?). Bref, la meilleure des réponses au réflexe paint it BLACK du label Lively Art avec lequel, on aura peut-être pu le deviner, Mary Goes Round a rompu pour cet album, lui préférant avec bon sens son ainé New Rose label dont l'image est tout de même nettement moins contraignante...

Le reste de l'album est au niveau de cette exemplaire introduction, réempruntant plusieurs fois ce ton ironique que l'on n'aurait jamais cru il y a un an pouvoir leur aller si bien. Ainsi, les paroles de la chanson Thank You For The Ride jouent avec la récurrence de certains thèmes et avec l'unité conceptuelle que des nostalgiques du Pink Floyd s'acharnent à vouloir trouver chez eux et comme dans Orange Car avec un emploi eclair du Français en réponse aux zélés défenseurs de la langue de Molière (parceque c'était la défendre, peut être, que de lui confier ce que les Garçons Bouchers ont à dire ???). On relèvera aussi le nouveau langage de celui qu'on avait pu présenter comme un romantique tristounet et inguérissable : I've got to kick you out of my way ... shut up and DIE !. Dans le même ordre d'idées, on notera une reprise à la fois respectueuse et charmante de la chanson des Troggs Jingle Jangle, à mille lieues des traditionnels detournements ou réactualisations (cf Manchester) qui les eût vus dans un rôle de puristes ! Pour clore l'album, Give Me est l'accomplissement parfait de ce processus d'auto-destruction auquel on a l'impression d'assister. D'une part à cause des paroles qui sonnent comme une absurde litanie, voulant tellement signifier qu'elles finissent par ne plus vouloir rien dire. D'autre part en raison d'une musique qui, selon la même tension, voit son son grossir jusqu'à en devenir chaotique. De la sage ritournelle d'un séquenceur (déjà utilisé sur le précedent maxi...) à un intenable brouillon sonore avec pourtant toute la place pour que s'exprime une émotion intense et bouleversante. Car là est tout le génie de Mary Goes Round, contraint de prendre ses distances avec une reputation contraignante et largement imméritée de toute manière: avoir su non seulement concilier un projet parodique et le lyrisme le plus authentique, mais aussi faire servir l'un à l'autre. Et c'est encore une fois l'exemple des Kinks qui s'imposera (le riff Daviessien de Mary I Love You le suggère assez) - ceux de Sunny Afternoon comme ceux de Dead End Street ou Death of a Clown.

Enfin, s'il il faut aller au delà du qualificatif de recueil de chouettes chansons, ce qui est dèjà beaucoup, pour déceler un projet dans cet album, tant la varieté des sons de claviers (orgue délicieusement 60"s, nappes insidieuses de synthés ou bien sûr les désormais célèbres sons de clochettes de Cécile) que celle de la production (simplicité sur Orange Car, enchevêtrement complexe sur Kiss and Kill) et des compositions invitent à ne pas chercher ce projet dans l'appartenance à un genre quelconque. Mais bien plutôt dans un jeu sur les genres mêmes, ce qui, si l'on se souvient de Paul Mc Cartney autrement que comme un gentleman farmer écossais gardant ses moutons et ses bobtails, est l'essence même de la pop.
On pourrait même aller plus loin s'il fallait décidément entrer dans le système du concept. De même qu'Edgar Poe concevait son oeuvre comme un recueil exhaustif de toutes les formes romanesques, Mary Goes Round est de ces groupes sachant embrasser un panorama de toutes les déclinaisons possibles du rock, depuis la pureté des premiers accords des Kinks jusqu'à la sophistication de la cold wave, leur génie étant que, loin de sombrer dans la lourdeur de la somme encyclopédique, ils ne cessent pas un instant d'être eux-mêmes. Et de nous parler, tant le rock qui rompt avec cette époque apparait condamné. Who believe in better days ? pas d'autres jours, il ne s'agit que de dire les nôtres en y reconnaissant malgré tout la magie. Il est des regards vers les etoiles qui vous visent bien plus intensément que certains accolades vulgaires...


www.marygoesround.com